Mandarins & grands arbres

Personnage qui, souvent en raison de ses titres, de ses diplômes, de ses fonctions, fait figure de potentat dans son domaine.

Si je lis la définition de « mandarin » ci-dessus extraite du TLFi, je pense que je suis moi-même qualifié dans cette catégorie (ouch !). Vous êtes donc en droit de prendre la suite de mes propos avec des pincettes. C’est pour ça que je vais aborder la chose par un angle particulier, celui du biologiste que je suis. Non pas pour parler spécifiquement des mandarins biologistes (encore que c’est ceux que je connais le mieux et le texte qui suit s’adapte particulièrement bien à eux), mais en considérant le mandarinat avec l’œil du biologiste imprégné de l’Évolution (Comme disait Dobzhanski, nothing in biology makes sense, except in the light of Evolution) :

Comment les mandarins sont-ils apparus ? De quel(s) avantage(s) évolutif(s) ont ils bénéficié et quelles sont les conséquences sur leur « biotope » particulier.

Comme il ne m’est pas facile de parler objectivement de ma propre génération, je vais essayer de le faire pour une de celle qui m’a précédé, à savoir celle des baby-boomers. L’interprétation qui suit est « à gros grains » et inévitablement simplificatrice. J’espère qu’on me le pardonnera.

La France scientifique de l’après-guerre était sinistrée, en particulier dans le champ des sciences expérimentales, où, dans les années 60, les infrastructures de recherche du CNRS et des universités étaient entièrement à reconstruire. Dans ce biotope particulier a émergé une génération de scientifiques de l’après-guerre, nés du baby-boom, qui a « fait » les grands laboratoires français. Il s’agit de la génération de collègues scientifiques aujourd’hui septuagénaires et émérites pour la plupart. La concurrence de la génération précédente était limitée, décimée et/ou déracinée qu’elle était par le conflit mondial. Il y avait donc un espace libre, un biotope à occuper, dans un contexte complètement différent de ce qu’est le monde de l’ESR aujourd’hui. Dans cet espace libre, les plus brillants et les plus politiques de ces collègues ont reconstruit la science française et le CNRS de l’après-guerre, ils ont accédé tôt dans leur carrière à des responsabilités scientifiques très importantes. Certains se sont construits de véritables « empires ». Ils ont créé des écoles de recherche, formés des générations de collègues, monopolisé l’attention et les moyens des tutelles scientifiques. Ils sont arrivés aux responsabilités scientifiques relativement jeunes (par rapport à aujourd’hui), à une époque où les règles du turnover sur la direction des laboratoires n’existaient pas. Du coup, arrivés jeunes, ils y sont restés longtemps, parfois plus de 20 ans. On a là deux piliers du mandarinat : l’exercice d’une l’autorité scientifique sans partage et l’inamovibilité.

Je connais personnellement au moins une dizaine de ces mandarins du baby boom, la plupart dans ma discipline et quelques-uns dans d’autres (en chimie ou en physique). Certains sont des personnalités très attachantes, d’autres moins…

Qu’est ce qui s’est passé dans les équipes de ces grands instituts pilotés par un de ces mandarins de la science ?

Par leur puissance politique et scientifique, ils ont offert aux étudiants et aux post-docs des conditions très favorables pour réaliser leurs travaux de début de carrière. Le revers de la médaille, évidemment, c’est que ces travaux étaient estampillés du nom du mandarin qui, plus ou moins volontairement, en accaparait la paternité. On venait du « labo du Pr. Macheprot », et le Pr. Macheprot fixait la ligne, souvent sans partage.

Cela pouvait avoir quelques avantages. Être sous l’ombrelle de cette figure du Commandeur était protecteur, procurateur de postes, générateur de moyens et de conditions de travail plutôt favorables, à condition d’en accepter le prix : un renoncement à une part de sa liberté académique. Certains s’en sont accommodés et ont choisi de profiter du confort, d’autres pas. Les plus autonomes, les plus créatifs, les esprits les plus libres sont en général partis de ces grands labos, pour vivre leur vie, créer leur propre équipe et choisir en toute indépendance leur ligne de recherche. Si je reprend le prisme de l’analyse par l’Évolution, un grand labo mandarinal, ça crée une forme de pression de sélection sur sa communauté interne. Ceux qui ne s’adaptent pas, partent.

Pour faire un peu de storytelling, voici ce qui m’est arrivé il y a plusieurs années, alors que je siégeais dans un comité de sélection pour un poste de prof. Ma discipline, la biologie, n’était pas la discipline phare de l’institution dans laquelle était ouvert le poste et le laboratoire d’accueil était une structure de qualité, mais assez petite. L’un des candidats, au CV très étoffé, était issu d’un de ces très grands laboratoires de biologie, et même l’un des plus importants en France. Le directeur-fondateur-figure tutélaire de cet institut était incontestablement un très grand mandarin, très connu, une personnalité charismatique, un tantinet caractériel (mon jugement personnel), avec le bras très long. Son labo drainait des financements nombreux et très importants qui lui permettaient d’avoir des infrastructures, des plateformes technologiques, un staff d’ingénieurs et techniciens de premier plan. Lors de son audition, je m’étonne donc que ce jeune collègue brillant veuille partir de cet cet institut avec toutes les facilités et tous les moyens, pour venir dans une structure aux dimensions aux ressources beaucoup plus modestes. Je lui pose donc la question du pourquoi il voulait quitter son labo. Il a pris plusieurs secondes de réflexion, et la réponse qu’il m’a faite, une jolie métaphore, m’a laissé une forte impression :

Je veux partir, car il n’y a pas beaucoup de lumière à l’ombre des « grands arbres »…

Ainsi, ceux qui avaient besoin de lumière sont partis vivre leur vie ailleurs, tandis que ceux qui s’épanouissaient dans l’ombre sont restés.

La conséquence évolutive de ce processus, c’est qu’il converge vers un état stationnaire stable où restent dans le grand labo des « second rôles », mais plus d’individualités capables de contester la parole du Commandeur. Très souvent d’excellents scientifiques eux-mêmes, mais cantonnés dans des rôles de subordonnés qu’ils ont acceptés.

Ces dernières années est arrivé le moment de passer la main pour ces mandarins, parce qu’atteints par l’âge de la retraite où la politique des organismes sur la limitation du nombre de mandats de directeur de labo. Un nombre important des grands instituts qu’ils dirigeaient jusque là se sont trouvés dans des sérieuses difficultés de succession. Quand on a éliminé tous les « repreneurs » possibles par la sélection naturelle, on a du mal à trouver un nouveau directeur ou une nouvelle directrice qui veuille et puisse reprendre le flambeau. Il n’y a personne de légitime en interne pour reprendre le « paquebot », car le mandarin a fait le vide autour de lui au cours de toutes ses années de direction. Et les greffes externes sont souvent difficiles à faire prendre compte tenu de la culture interne de labo qui s’est développée au cours des années. Beaucoup de ces labos ont traversé des crises de direction avec beaucoup de départs et de restructurations.

Mais finalement, c’est peut-être ce que voulait le mandarin consciemment ou inconsciemment : montrer à quel point il était indispensable. Son labo, c’était d’abord lui, il en était l’incarnation. Après son départ, rien ne pouvait être comme avant.