Le partage du préciput de l’ANR

Coffre-fort de banque

Quel est le montant des moyens qui pourrait être reversé vers chaque établissement de l’ESR en cas d’augmentation importante du budget de l’ANR et du taux d’overhead/préciput ?

Au delà du financement des projets, ces sommes permettraient-elles une véritable redistribution permettant de donner des moyens de recherche aux laboratoires et aux établissements ?

C’est la question que j’ai voulu essayer de traiter dans ce dernier billet sur le financement de la recherche et l’ANR.

Préciput : du Lat. praecipuum, de prae, d’avance, et capere, prendre.

Littré

Dans le projet de loi pluriannuelle de programmation de la recherche (LPPR), il est prévu d’augmenter très substantiellement le budget de l’ANR, avec une progression étalée sur plusieurs années (l’article 2 du projet annonce une augmentation de 1000 M€ à la cible en 2027, soit 1600 M€ consolidés, avec les 600 M€ de son budget actuel). Dans ce billet, je me place dans l’hypothèse de l’atteinte de cet objectif d’augmentation des moyens de l’ANR. Cet accroissement prévu du financement est à double-détente :

  • Il y a d’une part une augmentation du budget des appels à projet (AAP) pour porter le taux de succès à 30 % (au lieu des ~15% actuels) ;
  • Il y a aussi une augmentation du taux des overheads versés aux établissements hébergeurs et employeurs des acteurs de ces projets.

J’ai expliqué dans un précédent billet pourquoi je pensais que le premier effet pouvait être réellement transformant sur l’équilibre du financement de notre système de recherche. Dans le présent billet, mon objectif est d’examiner l’impact potentiel du deuxième effet (augmentation des overheads), si cette réforme du financement par l’ANR aboutissait complètement. Pour ça, je vais m’appuyer sur l’analyse de Où va l’argent de l’ANR ? publiée ici-même il y a quelques semaines.

Les overheads…

Les overheads, aussi appelés préciput ou abondement sont un financement additionnel versé aux établissements tutelles, en plus du coût direct du projet. Au départ, l’objectif était de compenser les coûts indirects induits par la mise en œuvre du projet, sous forme d’un forfait. Actuellement, le taux de préciput de l’ANR est de 11%. Ça signifie que pour un projet subventionné à hauteur de 100 000 €, 11 000 € supplémentaires sont versés aux tutelles de l’équipe bénéficiaire (warning : dans les laboratoires mixtes, il y a un petit sujet sur quelle tutelle touche cette manne, on en parle plus bas…).

Dans le projet de LPPR, on parle de passer ce taux d’overhead à 40%. Notez bien que cette somme vient en plus du financement du projet. Et là, dans l’hypothèse d’augmentation du budget de l’ANR, c’est un changement majeur. Parce qu’il y a un « double effet Kiss Cool » : d’une part le budget des AAP augmente d’au moins un facteur 2 (pour remonter le taux de succès à 30%) et d’autre part le taux d’overhead est multiplié par 3,6. Comme les overheads s’appliquent sur le budget distribué aux équipes, ça signifie une augmentation d’un facteur au moins sept à huit des retours vers les établissements. D’une « cerise sur le gateau » plutôt anecdotique, le préciput deviendrait ainsi un outil majeur de financement des institutions.

Ça ferait combien ?

Si on raisonne en termes macro, aujourd’hui, l’ANR distribue environ 500 M€ dans le cadre de ses divers AAP (voir mon billet précédent). Augmenter ce budget d’un peu plus d’un facteur deux nous amène à environ 1000-1200 M€ sur les projets de recherche. Si on rajoute à ça 40% d’overheads, ça veut dire que le montant total de ces overheads serait autour de 400 à 500 M€ redistribués sur les institutions et leurs laboratoires chaque année (c’est à dire autant que le budget actuel que l’ANR met dans les projets).

C’est énorme par rapport à aujourd’hui.

Qui va toucher ce pactole ?

C’est la question à un demi-milliard… L’article 11 alinéa 3 du projet de LPPR dit :

Pour tout projet de recherche financé par l’Agence nationale de la recherche dans le cadre d’une procédure d’appel à projets, l’Agence attribue un abondement financier.

Cet abondement est réparti entre les établissements participant au service public de la recherche qui sont parties prenantes au projet de recherche. La répartition inclut une part minimale attribuée aux établissements dans les locaux desquels est réalisé le projet et une part minimale attribuée aux établissements employeurs des personnels ayant déposé le projet.

(c’est moi qui souligne la phrase, abondement=préciput=overhead)

Donc, dans le cas d’une unité mixte avec plusieurs tutelles, il y aura un partage entre celle qui fournit les locaux (souvent, l’université) et les employeurs (l’université et les organismes de recherche). Le texte mentionne des parts minimales, je pense pour donner un cadrage général et éviter une foire d’empoigne (un décret de cadrage est prévu dans l’alinéa suivant du texte). Les parties (Universités, CNRS, INSERM…) pourront aussi conclure des conventions pour définir localement des principes de répartition de gré à gré. C’est un bon sujet dont je prédis qu’il sera un peu chaud…

Simulation de répartition

L’une des lignes importantes de ce blog est d’essayer de s’appuyer le plus possible sur les données disponibles pour analyser ce qui se passe dans l’ESR (voir le billet show me the data). Ici, je vais faire une légère entorse à ce principe et essayer de faire une projection à partir de données et de quelques hypothèses. C’est du « un peu à la louche », mais l’idée est d’avoir des ordres de grandeur, pour savoir de quoi on parle.

Voici mes hypothèses de départ :

  • Je pars d’une enveloppe totale de 400 M€ de préciput à répartir entre les institutions de l’ESR. C’est la fourchette basse de l’estimation ci-dessus, mais l’ANR finance aussi quelques autres acteurs hors des universités et des organismes (fondations, entreprises…). On ne doit donc pas être trop loin du compte.
  • Sur le partage du pactole évoqué plus haut, je suis parti sur une répartition de ces 400 M€ en 250 M€ pour les universités (au sens large) et 150 M€ pour les organismes de recherche nationaux. Dans une majorité des cas, les universités hébergent les UMR, même si les chercheurs/ingénieurs des organismes constituent une part importante des forces vives de ces projets (dans ma discipline, au moins). Cette hypothèse est la plus fragile, mais le lecteur pourra corriger, si in fine on aboutissait à 200/200 ou 300/100. Encore une fois, l’idée est d’avoir un ordre de grandeur global, pas davantage.
  • Je fais aussi l’hypothèse qu’entre universités, ou entre organismes, la répartition future sera semblable à ce qu’on observe dans les données rétrospectives de l’ANR (voir le billet précédent, où va l’argent de l’ANR ?).

Les organismes de recherche

Avec 150 M€ de préciput global et la clé de répartition entre organismes vue dans le billet précédent, cela donnerait :

OrganismePréciput annuel
CNRS71,0 M€
CEA21,0 M€
INSERM21,0 M€
INRA11,5 M€
INRIA7,5 M€
IRD2,7 M€
Estimation du préciput annuel reversé aux organismes, dans l’hypothèse d’une répartition ~1/3 organismes vs. ~2/3 universités

Les autres organismes (IFREMER, CIRAD, BRGM, IRSTEA, IFFSTAR…) obtiendraient autour de 1 à 2 M€ annuels.

Ces chiffres ne sont pas négligeables. Pour le CNRS et l’INSERM que je connais le mieux, ils correspondent à peu près à la moitié de la subvention de base annuelle à toutes leurs unités de recherche. Si cette dotation était réinvestie dans leur unités de recherche par ces organismes, cela induirait donc une augmentation moyenne de 50% des moyens distribués.

Les universités

Pour les universités, j’ai agrégé l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur (universités, grands établissements…) et divisé l’enveloppe globale de 250 M€ au prorata de leurs taux de financement antérieurs par l’ANR. J’obtiens ainsi une estimation de ce que serait le préciput annuel qui leur serait reversé.

J’ai aussi voulu normaliser ce chiffre par la taille et la nature des thématiques de recherche menées par ces différentes universités (un projet en topologie algébrique n’implique pas les mêmes coûts qu’un projet de génomique humaine…). C’est compliqué à estimer alors je me suis basé sur un proxy que j’ai trouvé intéressant : la dotation de fonctionnement que leur verse le ministère chaque année. Cette dotation de fonctionnement était précisément calculée sur le nombre d’enseignants-chercheurs avec une pondération par groupe de discipline, censée prendre en compte les différences de coûts entre sciences expérimentales, SHS, santé… (c’était le fameux « modèle SYMPA », mythique clé de répartition magique du ministère, aujourd’hui mort et enterré…). Ces données de dotations de fonctionnement des universités sont présentées chaque année au CNESER et donc publiques. J’ai pris celles de 2017 que l’on peut trouver par exemple ici.

Le graphe ci-dessous présente ces données comparées : à gauche les dotations annuelles, à droite le préciput annuel estimé dans le cadre de la LPPR (une version de meilleure résolution est disponible via ce lien)

estimation du préciput par université
Estimation du préciput annuel par université (à droite), comparé à leur dotation de fonctionnement, hors salaires des fonctionnaires (à gauche). La ligne pointillée rouge indique le seuil de ~1 M€/an.

Plusieurs commentaires sur le résultat de cette simulation :

  • Les montants de préciputs estimés sont très importants. Pour beaucoup d’universités, ils représentent l’équivalent d’une fraction substantielle de leur dotation de fonctionnement, laquelle ne sert pas qu’à doter ses laboratoires, mais aussi à payer tous ses coûts fixes (fluides, infrastructures, gardiennage…) et ses coûts de formation. Dans mon université, ce montant serait un peu supérieur à la totalité du budget actuel « recherche », ce qui signifie que s’il était réinvesti dans les labos sous différentes formes (soutien de base, équipements de recherche, « BQR »…), l’enveloppe recherche ferait plus que doubler.
  • Il y a une corrélation visible entre le préciput estimé et le budget de fonctionnement actuel de l’université. Ce qui veut dire que les écarts entre universités sur l’histogramme de droite sont pour partie au moins une conséquence de leurs différences de taille et de nature d’activité de recherche.
  • Une majorité d’universités vont avoir des retours substantiels, pas seulement les plus importantes. Plus des deux tiers des universités devraient avoir un abondement annuel supérieur à 1 M€ (aujourd’hui, quasiment aucune n’atteint ce score, sauf peut-être Sorbonne université, et tout juste).

Que représentera le préciput dans le budget des universités ?

Une autre manière d’analyser cette question, pour essayer de comparer les choses de manière normalisée, c’est de regarder ce que ces estimations de préciput représentent en pourcentage de la dotation de fonctionnement de chaque université (autrement dit, le ratio des deux barres du graphe précédents).

C’est une manière de voir si cet abondement sera en capacité de changer les grands équilibres de financement par les universités de leur équipes de recherche.

Le résultat est indiqué sur l’histogramme ci-dessous.

Importance du préciput au regard de la dotation de fonctionnement

Je trouve ce graphe très intéressant, parce qu’il bat en brèche quelques idées reçues :

  • Globalement les taux sont élevés avec pour une majorité d’universités, un montant de préciput compris entre l’équivalent de 10% à 35% de la subvention totale de fonctionnement. C’est une autre manière de voir le caractère substantiel et potentiellement transformant de ces retours financiers. Ces taux sont très élevés, quand on sait que le budget de fonctionnement général des universités est largement gagé sur des dépenses incompressibles.
  • Une fois normalisés, les écarts entre établissements ne sont pas si importants. C’est une confirmation de ce que je disais dans le billet précédent, à savoir que l’ANR finance relativement large, plus large que le discours ambiant ne le laisse entendre. Il reste la situation de quelques universités spécifiquement SHS qui occupent la queue du classement, sur lesquelles je reviendrai plus bas.
  • Beaucoup plus contre-intuitif, il n’y a pas que les « grosses cylindrées » qui tirent leur épingle du jeu, il y a beaucoup d’universités de taille moyenne en haut de ce classement du préciput normalisé. Sorbonne Université se fait coiffer au poteau par… Marne-la-Vallée, et dans les universités qui feraient un score de préciput supérieur à 20% de leur budget de fonctionnement total, on trouve aussi : La Rochelle, Limoges, Pau, Bretagne-sud, Haute-Alsace, Brest, Maine, avec Chambéry et Valenciennes juste derrière. Les équipes de ces universités sont donc performantes à l’ANR, en proportion des effectifs de l’université et des disciplines représentées.

Quelques remarques de conclusion

La conclusion essentielle de cette petite simulation, avec toutes ses limites, c’est que cette augmentation taux d’overhead/préciput est un mécanisme majeur de redistribution de moyens vers les établissements.

La question qui vient immédiatement derrière, c’est : « qu’est-ce vont faire les établissements de ce préciput ? » Si ces moyens sont principalement redistribués sur les activités de recherche, on obtiendrait un cercle vertueux et un système qui répondrait en partie à la demande de la communauté de « davantage de financements hors appels à projets ». Ce serait aussi une opportunité pour les universités de disposer des moyens d’une politique scientifique. Globalement, pour moi, un possible changement de paradigme.

Je ne sais pas si la LPPR, le ministère ou l’ANR mettront en place un schéma incitatif ou des contraintes sur l’utilisation de ces moyens importants. Je pense qu’il serait essentiel que ça revienne vers la recherche au sens large (y compris ses coûts indirects), plutôt que dans le budget général de l’établissement. Et je préfère toujours le mode incitatif au mode coercitif.

Dernier point, il reste la faiblesse des retours vers les universités à dominante SHS : Montpellier 3, Nanterre, Paris 8, Rennes 2, Lyon 2, Paris 3, Toulouse 2… C’est difficile pour moi d’identifier la ou les raisons de ce déficit structurel qui pose véritablement question et devrait à mon sens être traité. Je vois quelques raisons possibles :

  • Une faible appétence d’un certain nombre de collègues de ces disciplines pour le principe des appels à projet. Certaines autres institutions purement SHS (EHESS, EPHE, SciencesPo…) ont des niveaux de préciput dans la moyenne des universités pluridisciplinaires, ce qui suggère que cette explication pourrait être en partie vraie.
  • Un sous-financement de ce champ disciplinaire par l’ANR (je pense aussi que c’est en partie le cas, j’en reparlerai peut-être dans un prochain billet).
  • Une inadaptation du modèle actuel des projets ANR aux problématiques des SHS. La plupart des appels sont pour des projets collaboratifs multi-équipes, et il y a beaucoup de disciplines SHS où la recherche est très individuelle.

Je pense que l’augmentation projetée du budget de l’ANR serait une opportunité à ne pas rater pour :

  • Réexaminer les modalités des appels en fonction des spécificités des disciplines : calendrier des appels/durée des projets/mono ou multi-équipes.
  • Réfléchir à l’équilibre entre les secteurs disciplinaires. A budget constant, c’est très difficile d’augmenter par exemple la part des SHS (ou des sciences du vivant, si je prêche pour ma chapelle 😉). C’est difficile, parce qu’il faut déshabiller Pierre pour habiller Paul : Si on pique des sous aux physiciens pour les donner par exemple aux sociologues et aux historiens, les premiers vont râler, vous aurez les sociétés savantes, les académiciens, les prix Nobel qui vont se lever comme un seul homme pour défendre la patrie des physiciens en danger. En revanche si on augmente le budget de l’ANR, c’est plus facile de jouer sur des taux d’augmentation différenciés. Et c’est une fenêtre de tir qui risque de ne pas se représenter.